Mon rapport à l’écriture

Chacun a sa propre histoire et il se doit de la raconter

L’écriture a de tout temps été une compagne pour moi, quelles que soient les différentes formes sous lesquelles elle peut s’exprimer.

Enfant, à l’école primaire de la Mulatière, au sud de Lyon, équipé d’un porte-plume sergent-major, tête penchée sur l’ouvrage, bout de langue sorti, yeux brillants, gestes lents et précis, j’aimais m’appliquer à dessiner avec la minutie qui leur était due ces successions de majestueuses lettres majuscules tracées à l’encre violette extraite d’un encrier en porcelaine. Autant de calligraphies répétées jusqu’au presque infini sur l’entièreté blanche d’une page d’un cahier que j’aimais à exhiber…si je n’avais pas trop enduit ma feuille de traîneux pâtés ou que mon trait avait dérapé traîtreusement.

Dans le secondaire, j’étais rebuté par les maths et l’algèbre. Les trop nombreux zéros accumulés dans ces matières menaçaient ma moyenne. Celle-ci fut, au final, souvent assurée par mes scores en compositions française grâce aux soins qu’apportaient mes parents à l’usage de cette langue française pétrie d’exigences mais aussi de multiples richesses, puis ceux de dissertation, une fois parvenu en terminale section philo.

Relater un évènement, narrer une histoire devenait ainsi une gourmandise tant il m’apparaissait que les mots que nous écrivons et plongeons dans un bain conjoncturel peuvent tout autant susciter émotion, joie, rire, larmes, regrets et remords et curiosité que tendresse. Ce furent bien l’écriture et sa mère la lecture qui, grâce à leur imprimatur, me permirent de parvenir à porter à mes études juste ce qu’il fallait d’intérêt pour que je me persuade que ce n’étaient pas elles qui me poursuivaient.

Enfant, adolescent, puis adulte, où que je me trouve, en France ou ailleurs – à vrai dire surtout quand je me sentais perdu –, j’éprouvais immédiatement le besoin d’enclencher une correspondance épistolaire avec celles et ceux qui comptaient, comme si je voulais qu’ils sachent, qu’en fait, je n’étais pas vraiment parti. C’est ainsi que je me disciplinai pour entretenir une correspondance soutenue avec mon premier cercle familial, mais aussi le second, celui avec lequel, ayant été élevé au cœur d’une fratrie de six oncles et tantes et leurs conjoints, mon sens de la famille débordait largement de celui du seul foyer parental.

Mes lettres d’enfant, d’adolescent, puis d’adultes ont rejoint dans mes archives celles qu’ont échangées parents et grands-parents pendant la Seconde Guerre mondiale ainsi que celles entre grands-parents et aïeuls lors de la Première. L’entièreté de ces lettres, soigneusement conservées, chronologiquement classées, attachées avec un cordon, empilées année par année dans des boîtes en carton, ont été transmises de père en fils depuis 1850. Ces archives épistolaires constituant elles aussi de riches témoignages d’une génération à l’autre, je ne pouvais pas concevoir de ne pas greffer ma vie sur ce qu’avait été la leur en interrompant irrémédiablement cette chaîne.

Ma vie sentimentale fut parsemée d’odes de quatrains ou de sonnets, de lettres passionnées qui jamais n’atteignirent de sommet, car plutôt destinées à allumer ou éteindre quelques flammes au contact desquelles je m’étais çà et là emballé ou brûlé les ailes. Une fois marié, je n’en ai rien conservé.

Dans le cadre de mon ministère maritime, de 1974 à 1990, il était très souvent fait appel à moi pour la rédaction des comptes rendus de réunions de direction commerciale, dont mes grandes enjambées m’avaient un temps rapproché du sommet, mais dont je savais, Icare oblige, qu’il faudrait que je me tienne à distance. J’avoue avoir, à plusieurs reprises, usé de ce pouvoir du verbe pour brocarder la politique erratique de la compagnie qui m’employait, par mes présentations ou mes synthèses acides périlleusement exprimées entre les lignes de mes objectifs et de mes résultats, eux, protecteurs autant que conformes.

La banalisation des échanges par courriel dès 2002 a fortement contribué à plus clairement me faire réaliser que cet outil, pour peu qu’on s’efforce de le maîtriser, permet de satisfaire nos boulimies d’écriture.

Parvenu à l’hiver de ma vie, je cultive la conviction que nous ne sommes, les uns, les unes ou les autres que d’éphémères comètes avant tout désireuses de marquer le plus longtemps possible la parfois noirceur de nos ciels, d’une traînée caudale la plus lumineuse possible. (pour ma part, « jeancaudale »). Je prétends que l’écriture est à mon sens un des meilleurs moyens de laisser une trace de notre existence, lors de nos vies fourguées en usufruit (Jean d’Ormesson), avant de rendre une âme prêtée à un taux d’usure que l’on ne souhaite pas trop dispendieux. Qui avons-nous été, qu’avons-nous fait de déterminant, d’utile, quelle contribution à la grande chaîne de la vie avons-nous apportée ?

Ayant un jour compris qu’il allait me falloir devenir vieux, est apparu le besoin, voire la nécessité, de raconter mon histoire, en tant qu’acteur d’un temps au cours duquel je me suis efforcé d’être bon (Saint-Augustin). Quelque soit mon mode narratif, biographie, poésie, nouvelle, roman ou pamphlet, puissent les allusions liées à mon humble parcours, mes expériences, mes acquis, mes certitudes et mes résultats baliser le chemin de ceux qui viendront après moi sur la route, et contribuer à les éclairer. C’est ainsi que l’écriture m’est devenue consubstantielle, au point que j’en ai fait ma principale occupation, ma passion, mon plaisir, mon exutoire, ma prime élaboration matutinale.

Passant seul avec elle des centaines d’heures en un laborieux tête à tête face au silence de mon jardin tout proche, j’ai ainsi découvert qu’elle était l’un des plus importants employeurs du cerveau, assurant un travail à des milliards de cellules, toutes œuvrant, si l’on veut bien les activer, à produire des tonnes de tomes, qui eux-mêmes génèrent des milliers de chapitres auxquels on n’aurait pas cru avoir droit, eux-mêmes composés de milliers de paragraphes au terme desquels on peut fièrement apposer son paraphe, non sans avoir aligné des myriades de phrases descriptives des phases de nos vies composées d’autant de maux que de mots.

L’écriture exprime ce que l’on ne peut ou ne veut parfois pas dire, quand ce n’est pas ce qu’il ne convient pas de dire tout en faisant bonne figure. Elle procure le loisir de développer un propos jusqu’à son terme, sans être interrompu. Elle demeure, sans pour autant être en reste, s’incruste et, pure ou impure, elle dure, perdure et s’inscrit avec le temps, même si, pour autant, ses lignes bougent, selon de parfois tristes augures.

L’écriture, pénétrante et dure, même de peu de mots, évide des vérités qui parfois ne sont ni vraies ni justes, provoquant la mise en parenthèse d’épaisses tranches de nos vies, la suspension point par point de nos espoirs et de nos projets ébauchés, jamais finalisés, jusqu’au point final, particule de ce que l’on a voulu croire révolu ou dépassé, sans jamais y changer la moindre virgule.

L’écriture recèle notre capacité à apporter aux générations à venir un témoignage de notre bref passage sur Terre, tout du moins pour celles et ceux ayant su apposer à leur début d’existence la dose nécessaire et suffisante de respect envers leur terreau familial et culturel, de discipline pour œuvrer collaborativement, et de courage pour surmonter les obstacles qui se présenteront.

Ecrivain ? Non, je ne suis pas. Juste un obscur auteur s’efforçant de prendre un peu de hauteur en ces temps de hautes turbulences marqués par le naufrage de tous les sacrés, le recul de nos libertés les plus fondamentales, et la perte identitaire de ce qui fit la grandeur de nos civilisations occidentales.

C’est pourquoi, par le biais de l’écriture, devenu auteur, je m’efforce de prendre un peu de hauteur. Pour qu’existent de grands écrivains, il faut bien qu’il en existe de moins bons.

Au matin de ce 21e siècle qui sera religieux ou qui ne sera pas, (André Malraux) ma plume court à petit pas vers ce qui nous reste de noble, de grand, de mieux…

Petite écriture du matin

Petite écriture du matin,
Précieuse complice, silencieuse.
Source fraîche, matutinale et coureuse
Petite voix cursive de ma main,
Insaisissable, filante et malicieuse,
Tes lettres coulent, fluides,
De mes pensées jusqu’à mes doigts
Formant des mots plus ou moins droits
En des billets naïfs ou bien sordides.
Petite écriture du matin,
Tu convoques en tes lignes des relents passés de mon chemin,
Tu évoques d’un passé trop entreposé de vaines défaites,
Fantômes oubliés aussi futiles qu’obsolètes,
Tu provoques les trop sombres contours de mes lendemains
Au gré du tremblement de mes mains.
Petite écriture du matin,
Tu dessines les méandres du cours de mes années
En des mots un jour utiles, un jour mutins
Courant agile, courant malin,
Tu me révèles le tréfonds de mes pensées,
Exutoire pour un futur déjà tracé.
Petite écriture du matin,
Un jour tranquille, un jour chagrin,
Un jour crachin, un jour câlin.
De ce qui était déjà écrit
Tu édites le chaos de mon destin
Sur lesdites blanches pages de ma vie.
Petite écriture du matin.

J.-C. Guillot, Saint-Germain, août 2018